Le réflexe correcteur : ce piège qui découle de notre bienveillance

Par Aurélie Lacour et Guillaume Deville

Pour notre premier blog sur l’Entretien Motivationnel, vous proposons de découvrir comment notre bienveillance peut nous jouer des tours et alimenter notre réflexe correcteur.


Une bonne partie des consultations des kinésithérapeutes modernes est occupées par les activités suivantes :

  • Prescrire des exercices

  • Conseiller des changements d’habitude de vie (sédentarité, sommeil, alimentation, etc.)

  • Diminuer les contraintes mécaniques ou les augmenter graduellement

Les patients, soucieux de leur état de santé, viennent consulter un professionnel pour bénéficier de son expertise. Et nous, professionnels de santé, nous souhaitons aider au mieux nos patients. Nous sommes bienveillants. Quoi de plus normal donc de prescrire, conseiller et proposer les solutions qui nous semblent les plus appropriées à nos patients ?

Mais quelles peuvent être les conséquences d’essayer de convaincre un patient de changer son point de vue avec nos explications, ou encore de modifier son comportement en suivant nos recommandations ?

Pour ce blog, nous prendrons l’exemple de notre patiente : Madame X. Cette personne souffre d’une cervicalgie persistante. Madame X n’a pas encore intégré que son mode de vie sédentaire est une des causes principales de la persistance de ses douleurs. Pourtant, depuis plusieurs séances, nous nous épuisons à lui expliquer l’intérêt de changer de position régulièrement lors des journées qu’elle passe devant un écran. Nous lui avons également répété et rerépété qu’elle devait intégrer un minimum d’activité physique dans son quotidien.

Mais pourquoi cette patiente ne change-t-elle pas malgré tous nos efforts ?  Est-elle incapable cognitivement de comprendre les enjeux ? Est-elle simplement fainéante ?

Nous insistons pendant plusieurs séances mais rien ne change. Plus les séances avancent, et plus elle trouve des excuses. Nous sentons de la tension s’installer en nous. Elle nous agace, et simplement voir son nom dans votre agenda vous crispe. Nous ressentons une frustration très légitime : quelle perte de temps et d’énergie !!!

Essayons de mieux comprendre ce phénomène : quand notre réflexe correcteur se heurte à l’ambivalence de nos patients.

Et si le comportement de cette patiente était simplement une réponse normale à notre comportement ? Soyons clairs, nous faisons tous ces efforts pour l’aider. Nous sommes dans notre rôle de soignant. Mais voilà, cette patiente a des raisons de suivre vos recommandations, mais aussi des raisons de ne pas les suivre (Ex. : elle manque de temps, elle a peur de ne pas y arriver toute seule, etc.). Dans son esprit, une petite voix la pousse à changer, et une autre la pousse à ne pas changer. Rien de pathologique là-dedans. Tiens, essayez cette expérience :

1.     Réfléchissez à un changement que vous aimeriez faire et que vous n’avez pas encore réussi à faire (dans votre vie perso ou pro, peu importe).

2.     C’est bon vous l’avez ? Ok !

3.     Posez-vous la question suivante : quelles sont les raisons qui me donnent envie de faire ce changement ? Essayez d’en identifier 2 ou 3.

4.     Continuez en vous posant cette question : quelles sont les raisons qui font que je n’ai pas encore réussi à faire ce changement ? Trouvez à 2 ou 3 raisons à nouveau.

5.     Et voilà, vous venez d’activer ces deux petites voix de l’ambivalence dans votre esprit.

Parfois une des voix domine et il est facile de choisir de changer ou de ne pas changer. Et parfois aucune des deux voix ne prend le dessus. Dans quelle situation vous êtes-vous retrouvé pendant l’expérience précédente ?

Imaginons maintenant que vous échangez avec une patiente bloquée dans son ambivalence (aucune voix domine suffisamment pour se décider). Dans cette situation, si vous ne lui parlez que des bonnes raisons de changer, vous prenez la place d’une des petites voix : la voix du changement. La personne va alors vous répondre uniquement ce que dit l’autre : la voix du non-changement. Vous n'argumentez qu’en faveur du changement et la patiente n’argumentera qu’en faveur du non-changement. C’est un comportement tout à fait normal. Malheureusement, trois problèmes majeurs découlent de cette situation :

  • Vous risquez (de) vous agacer mutuellement car chacun défend un camp opposé : l’alliance thérapeutique est en péril.

  • Plus une personne verbalise des raisons de ne pas changer, plus la probabilité qu’elle change diminuerait : votre patiente risque de maintenir un comportement défavorable à sa santé.

  • Plus une personne ressent qu’on tente de la priver de son libre arbitre, de son droit à choisir par elle-même, plus elle risque adopter un comportement à l’opposé de ce qu’on veut lui imposer. Elle se confirme alors qu’elle est bien libre de ses choix (Miron and Brehm 2006).

Continuons de mieux comprendre : Pour quelle raison avons-nous cette tendance à argumenter seulement en faveur du changement ?

Eh bien, selon les auteurs de l’Entretien Motivationnel, c’est notre bienveillance qui nous pousse à le faire (Miller and Rollnick 2013). Le voici le piège lié à notre bienveillance ! Entendons-nous bien, la bienveillance est importante. C’est un prérequis non négociable de vouloir le bien de nos patients pour parvenir à les aider. Mais cette volonté est souvent tellement forte qu’elle nous pousse à vouloir convaincre nos patients à faire ce que nous pensons être bon pour eux. Tous les comportements qui suivent ce principe rentreront dans la catégorie du réflexe correcteur en Entretien Motivationnel. Voici quelques thèmes généraux accompagnés d’exemples :

  • Essayer de trouver des solutions pour aider une patiente qui souffre :
    « Mettez une alarme pour penser à vous lever régulièrement et ne pas rester assise trop longtemps. »

  • Communiquer des informations qui nous semblent cruciales pour qu’elle comprenne mieux son problème et qu’elle puisse s’en sortir :
    « Les études nous disent que si vous permettez à vos muscles de se détendre et de bouger régulièrement, vos douleurs vont s’améliorer. »

  • Éradiquer ses croyances qui sont un frein à sa guérison :

    « L’arthrose n’est pas un problème, ce sont vos muscles qui vous font mal, porter un collier cervical tout le temps ne fera que les affaiblir et aggraver la situation. »

  • Dire à cette patiente ce qu’elle doit faire :
    « Vous devez faire des pauses devant votre poste de travail toutes les heures, vous lever, marcher, bouger, etc. »

  • Lui dire ce qu’elle ne doit pas faire :
    « Ne passez pas de temps sur votre téléphone une fois chez vous, cette position est mauvaise et s’ajoute à celles de votre journée de travail. »

Comme vous le constatez, le problème n’est pas dans la pertinence de l’information partagée. Il est possible que les informations proposées soient valables pour cette patiente. Malgré une bonne appréciation de la situation clinique, des connaissances à jour et une grande bienveillance, notre reflexe correcteur peut tout gâcher. En effet, il est facile d’imaginer pour chacun de ces exemples que la patiente réponde en commençant par « Oui, mais… ». Et la petite voix des raisons contre le changement va prendre le relai.

Voici une autre raison qui nous pousse à continuer d’essayer de convaincre, de trouver des solutions : parfois ça fonctionne ! Et lorsque ça fonctionne, nous nous sentons valorisés. Nous avons la confirmation que nous sommes de bons professionnels. Cependant, si ça ne fonctionne pas, la frustration n’est que plus grande. Nous n’avons pas cette récompense qui nous fait tant de bien, qui nous rassure sur notre pertinence en tant que thérapeutes. A ce moment-là, en constatant notre impuissance à aider notre patiente, deux grandes voies sont possibles :

  • Soit, nous rejetons la faute sur la patiente pour nous protéger : « Elle est têtue. », « Elle est dans le déni. », « Elle ne comprend rien. », « Elle est juste fainéante. », etc.

  • Soit, nous nous attribuons la faute et nous ressentons de la culpabilité : « Je n’arrive pas à aider cette patiente. », « Je ne suis pas un bon thérapeute. », « Est-ce que je suis fait pour ce métier ? ».


Comment sortir de ce schéma ? Quelques pistes en Entretien Motivationnel

La première étape sera d’identifier puis de contrôler notre reflexe correcteur. Ce ne sera pas toujours facile car rappelez-vous, c’est souvent notre bienveillance et notre volonté d’aider qui le provoque. La question se pose alors, mais que pouvons-nous faire à la place ? Une idée générale en Entretien Motivationnel sera de s’appuyer sur les arguments de la patiente. Nous allons l’aider à réfléchir aux avantages du changement (intégrer tel exercice dans son quotidien, modifier telle habitude de vie, etc.). En effet, plus une personne argumente elle-même en faveur du changement, plus la probabilité que ce changement se concrétise augmente (Pirlott et al. 2012; Copeland et al. 2015).

Citation de Blaise Pascal : « On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres. »

Concrètement, en Entretien Motivationnel (Miller and Rollnick 2013), nous nous appuyons sur différents outils de communication et sur des grands principes garants d’un état d’esprit favorable à l’accompagnement d’une personne qui fait face à une ambivalence :

  • Outils :

o   Les questions ouvertes pour faire émerger les raisons de changer

o   Les reflets pour approfondir les raisons de changer

o   La valorisation pour renforcer le sentiment d’efficacité personnelle

o   Le DDPD (Demander-Demander-Partager-Demander) pour partager de l’information qui relève de notre expertise sans tomber dans le reflexe correcteur

o   Les échelles pour explorer l’importance du changement pour la personne et sa confiance dans sa capacité à mettre en œuvre ce changement

o   Le silence pour laisser le temps à la personne de réfléchir à ses propres arguments

o   Le résumé pour offrir une synthèse de toutes les raisons de changer proposées par la personne

  • L’état d’esprit :

o   Favoriser le partenariat et la collaboration en travaillant ensemble dans une même direction. Partager le pouvoir de décision, la responsabilité des choix, s’appuyer sur l’expertise du patient et celle du thérapeute.

o   Pratiquer le non-jugement avec des efforts d’empathie pour comprendre la personne, en croyant dans ses capacités à faire les bons choix, en la valorisant, en respectant son libre arbitre et en soutenant son autonomie.

o   Utiliser le principe d’évocation en aidant la patiente à trouver elle-même les solutions à son problème, en s’appuyant sur ses connaissances et sa réflexion en priorité, en n’apportant notre expertise qu’en dernier recours.

o   Faire preuve d’altruisme en privilégiant les besoins de la personne et en déployant des efforts pour l’aider.

Tout un programme ! Comme il nous a semblé inapproprié de chercher à tout développer ici, nous vous proposons d’approfondir l’utilisation des questions ouvertes. Nous reviendrons sur les autres notions dans nos prochains blogs et Guillaume vous proposera régulièrement des exemples concrets sur Instagram et Twitter.

Les questions ouvertes vont nous aider à :

1.     Nous assurer que le changement proposé est cohérent pour la patiente :

a.     Pertinent :

i.     Vérifier quel lien cette patiente fait entre le changement proposé et son problème. Si pour la personne, intégrer des exercices n’a aucune chance d’améliorer la situation, pourquoi le ferait-elle ? Changeriez-vous vos habitudes pour quelque chose qui vous semble inutile ?
Ex : « Quel rapport voyez-vous entre les exercices que je vous ai proposés et ce qui vous embête actuellement ? »

ii.     Identifier si le problème est suffisamment important pour la patiente au point de justifier une modification de ses habitudes.
Ex : « A quel point votre problème actuel perturbe-t-il vos journées/votre vie ? »

b.     Réaliste : explorer la confiance de la patiente pour mettre cette stratégie en place. Est-ce qu’elle s’en sent capable ?
Ex : « Dans quelle mesure est-ce que ce serait faisable pour vous d’intégrer ces exercices dans votre quotidien ? »

2.     Augmenter la motivation de la personne à réaliser le changement

a.     Faire grandir l’importance que peut avoir le résultat du changement
Ex : « Quelles seraient pour vous une bonne raison d’aller mieux ? » laisser répondre la patiente puis continuez avec : « Quoi d’autre ? ».

b.     Renforcer la confiance de la personne dans sa capacité à effectuer le changement
Ex : « Qu’est-ce qui pourrait vous aider à être plus confiante dans le fait que vous allez pouvoir mettre en place vos exercices ? »

Il apparait évident que l’étape 1 soit un prérequis à l’étape 2. Si le changement n’est pas pertinent pour la personne, nous perdrons notre temps à essayer de travailler sa motivation.

Conclusion

Nous espérons que ce blog pourra vous apporter des connaissances qui faciliteront votre pratique avec vos patients. Nous tenons au fait que vous vous sentiez libre de retenir ce vous voulez. Notre souhait est avant tout d’avoir su être assez clairs pour vous aider à faire ce choix.

A bientôt pour un prochain blog sur l’Entretien Motivationnel.

Aurélie Lacour, Guillaume Deville et toute la team de formateurs en EM de l’Agence EBP

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Références bibliographiques

Copeland, Lauren, Rachel McNamara, Mark Kelson, and Sharon Simpson. 2015. “Mechanisms of Change within Motivational Interviewing in Relation to Health Behaviors Outcomes: A Systematic Review.” Patient Education and Counseling 98 (4): 401–11. https://doi.org/10.1016/j.pec.2014.11.022.

Miller, W R, and S Rollnick. 2013. L’entretien Motivationnel - 2e Éd.: Aider La Personne à Engager Le Changement. Développement Personnel et Accompagnement. InterEditions. https://books.google.fr/books?id=M_0TAgAAQBAJ.

Miron, Anca M., and Jack W. Brehm. 2006. “Reactance Theory - 40 Years Later.” Zeitschrift Für Sozialpsychologie 37 (1): 9–18. https://doi.org/10.1024/0044-3514.37.1.9.

Pirlott, Angela G., Yasemin Kisbu-Sakarya, Carol A. DeFrancesco, Diane L. Elliot, and David P. MacKinnon. 2012. “Mechanisms of Motivational Interviewing in Health Promotion: A Bayesian Mediation Analysis.” International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity 9 (1): 1. https://doi.org/10.1186/1479-5868-9-69.

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