De l’idée du changement à l’action de changer : s’écouter et accueillir l’inconfort lié à la mise en pratique d’une approche biopsychosociale

Par Camille Leteurtre

Nous sommes dans une époque où une transformation des professions de santé se dessine.

Le modèle biopsychosocial est de mieux en mieux soutenu par la recherche. Il continue de se ramifier et se complexifier. Cette transformation nous invite à repenser nos pratiques soignantes, nos relations aux autres professionnels de santé, aux patients, aux aidants et à l’environnement.

Passer de l’idée à l’action est le vrai enjeu de ce changement. D’autant plus qu’il n’existe pas de mode d’emploi clair et que nous devons inventer ces nouveaux équilibres et ces nouvelles collaborations dans le soin.

Je vous invite à être curieux et à tenter l’expérience suivante :

Libérez vos mains puis croisez les bras. Gardez la position quelques secondes, juste le temps de ressentir les sensations que cette position amène dans votre corps. Allez-y, faites-le maintenant.

Oui, comme ça

Ok, merci. Vous pouvez relâchez vos bras.
Juste quelques secondes.

Et maintenant, croisez-les à nouveau. Mais cette fois-ci, inversez-les ! C’est-à-dire, que le bras qui était sur le dessus devient celui du dessous et vice-et versa. Allez-y.

 Que se passe-t-il ? Que remarquez-vous ?

« Ce n’est pas naturel » ; « c’est bizarre et inconfortable » ; « je n’y arrive pas, je suis obligé de regarder ce que je fais pour m’en sortir » ; « je dois ralentir et réfléchir à ce que je fais, alors que la première fois le mouvement était automatique ».

La plupart des personnes qui font cette expérience pour la première fois s’amusent de décrire leurs ressentis :

  • De l’inconfort

  • Le besoin de porter plus d’attention à ce que l’on fait

  • La nécessité de ralentir pour mieux gérer le schéma moteur d’un mouvement non-automatique

  • etc.

Cet exercice amène souvent des sourires et l’envie de jouer en réessayant. Plus évident pour certaines personnes au début, finalement, avec un peu de pratique, nous y arrivons tous.

Qu’est-ce que cette expérience met en lumière ?

La première chose qui ressort est que nous avons tous des habitudes et des automatismes. Et, rassurez-vous, c’est une bonne chose ! Ces habitudes nous permettent de naviguer parmi les activités du quotidien en économisant de l’énergie. Par exemple, nous pouvons aller au travail sans penser à chacun des pas que nous faisons sur le trajet. Nos automatismes libèrent de l’espace mental pour réfléchir, analyser et planifier (« Je vais manger quoi ce soir ? »). Dans la pratique clinique aussi, nous automatisons beaucoup :

  • La façon dont nous nous présentons pour la première fois à un patient

  • La manière de poser les questions lors d’un bilan

  • Le raisonnement selon nos algorithmes décisionnels

  • Les mots ou métaphores que nous utilisons pour expliquer un concept complexe comme la douleur

  • Et tant d’autres choses !

Les trois questions suivantes peuvent être utiles pour nous aider à faire le tri. Je vous encourage à y penser, de temps en temps, à votre rythme :

De quels automatismes êtes-vous conscients dans votre pratique clinique ?
En quoi sont-ils utiles ?
Et en quoi peuvent-ils être un piège 

L’expérience de croiser les bras « à l’envers » montre aussi à quel point un changement peut être difficile.

(Lorsque la route que j’emprunte le matin à vélo pour aller au travail a été bloquée par des travaux pendant une semaine, j’ai continué et persisté dans mon habitude. Plutôt que de prendre un temps pour chercher un itinéraire alternatif, j’ai choisi de rouler sur le trottoir. Le résultat ? Je râlais après les piétons et eux aussi pestaient après moi…)

La mise en place d’un changement est souvent un challenge bien supérieur à l’idée du changement. En tant que kinésithérapeutes, nous sommes bien placés pour le constater chez nos patients. Il est donc peu étonnant que changer nos propres pratiques soit difficile.

En nous appuyant à nouveau sur l’expérience des bras croisés, nous pourrions imaginer qu’une transformation des pratiques soignantes vers l’intégration du modèle biopsychosocial demande :

  1. Une prise de conscience de notre fonctionnement et de nos habitudes. Nous devons nous positionner en ‘observateur’ de nos propres cheminements de pensées, de choix et d’actions.

  2. De mobiliser le courage et l’énergie nécessaires pour essayer quelque chose de différent. Cette situation amène une forme de vulnérabilité puisqu’elle nous confronte à ce qui nous met dans l’inconfort.

  3. De revisiter ce qu’il s’est passé, la façon dont nous avons répondu aux difficultés, ce que qui nous a paru être utile et ce qui nous a paru être moins aidant.

  4. Et enfin : d’essayer à nouveau. Nous devons nous montrer curieux et joueur pour répéter les expériences afin de créer de nouveaux chemins possibles et ainsi nous offrir une flexibilité d’action.

Nous nous engageons alors dans une sorte de danse réflexive, sensible à l’équilibre entre automatismes, curiosité, vulnérabilité et créativité.

La pratique réflexive offre une opportunité de mieux nous connaître nous-même, de prendre du recul sur notre pratique clinique quotidienne, de sortir du mode pilote automatique et de nous assurer que nous sommes en accord avec nos valeurs de soins, et en cas de besoin, de nous ajuster. La pratique réflexive constitue donc un moyen pour faciliter notre cheminement vers la transformation de nos pratiques soignantes.

Ses autres avantages ?

  • Elle invite aussi à prendre soin de soi dans ce processus difficile qui s’accompagne parfois d’émotions fortes. De nombreuses études rapportent en effet des sentiments communs de crainte, de frustration et d’incertitude chez les kinésithérapeutes lors de la mise en place de nouveaux outils permettant d’aborder les aspects humains du soin (aspects émotionnels, psychologiques, environnementaux, politiques, économiques, etc.).

  • Encouragée et guidée par des pairs, la pratique réflexive peut catalyser la formation entre professionnels de liens de confiance et de soutien forts. Plutôt que d’attiser des tensions basées sur nos différences et notre ressentiment, trop souvent mises en scène sur les réseaux sociaux, la pratique réflexive facilite la genèse de connexions. Un réseau rhizomique bienveillant et créatif mis au service de la profession (des cliniciens, des étudiants, des collègues) et de la population (des patients, de leur famille, de leurs aidants).

Pour conclure, j’ai envie de vous demander : 

Qu’allez-vous observer dans votre pratique clinique aujourd’hui ?

 Et qu’allez-vous faire différemment ?

 Camille Leteurtre.

Références

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