Les bienfaits du doute sont sous-estimés

Par Camille Leteurtre

« Il existe une pression à toujours aller de l’avant, à avoir des objectifs, à suivre une norme…
Je crois que sortir de l’obsession d’une recherche de la performance quantifiable, et que s’autoriser à ne pas savoir exactement quel sera notre prochain pas, ne sont pas de si mauvaises choses.
Le doute est sous-estimé !
Nous avons besoin d’un espace pour douter
. Nous avons besoin d’un espace pour être hésitant. Peut-être que cela signifie qu’il faut savoir se créer cet espace-là, en s’autorisant à ralentir et à vivre dans le présent avec ce doute. »

 

Je vous invite à laisser ces mots vous imprégner.
Ce texte est extrait d’un épisode du podcast Interacting Minds dans lequel l’artiste Olafur Eliasson et l’anthropologue Andreas Roepstorff discutent, entre autres sujets, de l’incertitude et de la créativité.

J’aime ce passage. Il fait raisonner en moi le constat que j’ai pu faire au cours de mes expériences personnelles, de mes conversations, de mes lectures et de ma propre recherche : le doute est commun, le doute est sain mais le doute est inconfortable. Alors souvent, le doute est tu, non-dit et rapidement enfouit. Pourtant, le doute est sous-estimé ! Ou plutôt, son importance et ses bienfaits sont sous-estimés.

 

Avez-vous déjà ressenti du doute dans votre pratique ?

Pour moi, la réponse à cette question est : ‘oui, souvent’.
Douter de comment entamer une première séance et de l’impression qu’on donne à la personne en face de nous. Douter de la formulation d’un diagnostic. Douter des mots à utiliser pour aborder un sujet difficile. Douter de comment aider une personne, de comment adapter le traitement à ses circonstances uniques. Et même douter de nous et de nos capacités à pouvoir réellement aider cette personne dans son parcours de soin et de santé.

Je vous invite à utiliser ce texte comme une base de réflexion sur nos approches cliniques. Pour reprendre les mots d’Olafur Eliasson, nous pouvons souligner que, historiquement, nos professions sont ancrées dans une vision biomédicale nous amenant à ‘suivre une norme’ et à être coincés dans une ‘obsession d’une recherche de la performance quantifiable’ des corps.

Le développement d’approches d'approches collaboratives et holistiques participe à l'élaboration d'une nouvelle définition de nos pratiques et systèmes de soins. Une redéfinition qui permet de se construire en dehors du prisme biomédical réductionniste. Cela nécessite de prendre en compte l’ensemble de la dimension humaine dans le soin ; c’est-à-dire d’accueillir les émotions et les pensées mais aussi les difficultés sociales, économiques et politiques qui dessinent et influencent l’expérience de la douleur et de la maladie des patients. Un réel challenge ! Car une telle démarche demande de faire place à de nombreuses incertitudes. Par exemple, des incertitudes vis à vis des facteurs qui influencent la douleur, du pronostic d’évolution ou encore du parcours de soin à construire avec la personne qui nous consulte (en bien d’autres).
La présence même de ces incertitudes instille le doute lorsque nous naviguons dans les méandres des situations cliniques.

 

Quelles sont les situations cliniques dans lesquelles vous repérez avoir le plus souvent des doutes ?

Comment les gérez-vous ?

Pour tenter de sortir du script bio-mécanistique de notre profession, de plus en plus de kinésithérapeutes se forment et acquièrent des connaissances qui établissent les fondations d’un changement de pratique vers des approches holistiques !

Cependant, comme suggéré dans mon blog précédent, c’est lors de la mise en pratique que le doute se fait sentir ! Allant de l’inquiétude de sortir de son champ de pratique à la peur d’ouvrir une boîte de Pandore avec un patient en détresse ; d’un sentiment de perte d’identité professionnelle à un sentiment d’imposture ; de la frustration de ne pas encore maitriser de nouveaux outils à la frustration de ne pas être suffisamment soutenu dans ce changement de paradigme… Les challenges sont nombreux !

 

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées dans l’intégration du modèle biopsychosocial à votre pratique clinique ?

Alors… le bénéfice du doute ?

Reconnaître et travailler avec (et non pas contre) ces incertitudes et ce doute n’est ni intuitif ni confortable. Puisque ces sentiments sont cependant inévitables, Olafur Eliasson souligne l’intérêt de créer un espace où nous nous sentons en sécurité et dans lequel nous pouvons nous autoriser à prendre le temps d’explorer et de comprendre ce qu’il se passe en nous. Il propose de ne pas négliger nos doutes. Au contraire, de les observer et d’identifier quand et pourquoi le doute se manifeste afin de mieux nous connaître nous-même.
Un temps et un travail essentiels vers l’émergence de notre capacité à accueillir la complexité humaine, et vers le développement de notre créativité et flexibilité pour y répondre.

 

A quoi pourrait ressembler cet espace pour vous ?

Les relations de supervision/mentorat et les groupes de pairs constituent des opportunités pour ce travail avec nos doutes.
A la condition que ces relations existent dans un contexte bienveillant, de soutien et de réflexion (et non dans un espace où des dynamiques de pouvoir pousseraient à la concurrence, à la hiérarchie, au jugement et à une tentative de résolution de problème unilatérale).

Il ne s’agira pas de tenter de réduire l’inconfort qui nait de la mise en pratique du modèle biopsychosocial, mais d’apprendre à en être curieux pour mieux le tolérer et en faire une force.

En résumé :

  • Autorisons-nous à douter

  • Apprenons à être confortable avec cet inconfort

Vive le doute !
Camille Leteurtre.

 

Camille Leteurtre et Guillaume Deville animent une formation à la Pratique Clinique Réflexive. Ils vous invitent à amener vos cas cliniques complexes pour deux jours d’ateliers qui vous permettront de discuter en groupe de pairs de ces situations qui vous challengent, vous angoissent, vous énervent, vous font douter ou vous émeuvent, afin d’identifier les meilleures stratégies pour vous lorsque vous vous retrouvez dans ces situations. Cette formation laisse beaucoup de place à l’échange et vous équipe afin de pouvoir reproduire ces séances de réflexion en solo, duo ou collectifs. 

Une situation avec un patient qui vous travaille ? Envie de mieux comprendre ce que vous ressentez et de savoir comment le gérer ? Intéressé.e pour animer un groupe de réflexion ?

La formation de Camille Leteurtre et Guillaume Deville va vous intéresser :

 

Installations artistiques (images utilisées dans ce blog) réalisées par Studio Olafur Eliasson. https://olafureliasson.net

Références bibliographiques :

Interacting Minds podcast with Olafur Eliasson and Andreas Roespstorff (2023): ‘Arts: Experimenting, Experiencing, and Reflecting’. https://interactingminds.au.dk/podcast

Costa N., Olson R., Mescouto K., Hodges P. W., Dillon M., Evans K., Walsh K., Jensen N. & Setchell J. (2022): ‘Uncertainty in low back pain care – insights from an ethnographic study’. Disability and Rehabilitation. https://doi.org/10.1080/09638288.2022.2040615  

Maretic S., MacMillan A. (2022): ‘Looking beyond the pool: An intersectional feminist perspective on osteopathic education’. International Journal of Osteopathic Medicine. https://doi.org/10.1016/j.ijosm.2022.11.002  

Mescouto, K., Olson, R. E., Hodges, P. W., Costa, N., Patton, M. A., Evans, K., Walsh, K., Lonergan, K., & Setchell, J. (2022): ‘Physiotherapists both reproduce and resist biomedical dominance when working with people with low back pain: A qualitative study towards new praxis’. Qualitative Health Research. https://doi.org/10.1177/10497323221084358

Nicholls, D. A., & Gibson, B. E. (2010). ‘The body and physiotherapy’. Physiotherapy Theory and Practice. https://doi.org/10.3109/09593981003710316  

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