Le concept de focalisation attentionnelle : avis, questions et débats entre kinésithérapeutes et chercheurs
Auteur : Laure Fernandez, chercheur, Institut des Sciences du Mouvement, CNRS
Ce texte fait suite au podcast #30 au cours duquel Guillaume Deville (intervenant dans la formation entretien motivationnel) et Laure Fernandez ont échangé sur la question de l’orientation du focus attentionnel lors de la prescription d’exercices de rééducation par le kinésithérapeute.
Suite aux nombreuses questions et échanges que ce podcast a suscités, nous avons décidé de proposer cet article en complément du podcast.
Nous vous invitons à écouter le podcast avant de lire cet article afin de mieux comprendre les notions abordées ci-dessous.
Ce texte, ainsi que les réponses apportées par Laure Fernandez, sont fortement inspirés par des connaissances théoriques issues de publications scientifiques dans le champ des neurosciences comportementales ou de l’apprentissage moteur.
Avant de commencer, faisons un bref rappel sur les notions de focalisation interne et focalisation externe.
L’attention fait partie des différents processus cognitifs au même titre que la mémoire, la perception ou le langage qui nous permettent de traiter l’information perçue dans l’environnement et ainsi programmer nos actions en fonction des contraintes environnementales perçues.
L’attention allouée au support informationnel lors du processus de traitement de l’information peut se décliner selon deux types :
· l’attention focalisée où toute notre attention se focalise sur une source informationnelle précise
· l’attention partagée où notre attention se partage selon plusieurs sources d’informations
Nous traiterons dans cet article uniquement de l’attention focalisée, un facteur clé qui influence à la fois la performance motrice et l’apprentissage moteur.
Les instructions verbales du kinésithérapeute vers le patient sont un élément important dans le processus de rééducation. Elles peuvent aider à (i) orienter l’attention du patient, (ii) diriger le patient pour visualiser et/ou reproduire un mouvement, (iii) corriger les patrons de mouvements et (iv) dans certaines situations libérer certains mouvements que le système nerveux du patient jugeait inatteignables car identifiés comme dangereux ou parce qu’il se mettait des barrières..
Selon le type d’instructions verbales données aux patients, nous parlerons de focalisation attentionnelle interne ou externe.
Lors d’une focalisation interne, les instructions verbalisées aux patients évoquent les mouvements du corps, ce qui entraîne un contrôle conscient du mouvement.
Lors d’une focalisation externe, il est demandé aux patients de se focaliser sur les conséquences de leur mouvement dans l’environnement ce qui donne lieu à un mouvement plus automatique, et plus fluide.
Voilà quelques exemples de situations extraites de la littérature scientifique illustrant les deux types de focalisation attentionnelle possible :
De nombreuses études scientifiques ont montré que les kinésithérapeutes ou autres cliniciens du mouvement utilisent majoritairement la focalisation attentionnelle interne. Par exemple, lors d’une revue sur le type de feedbacks communiqués à des patients présentant une hémiplégie avec atteinte d’un membre supérieur, Durham et al. (2009) ont répertorié 247 feedbacks différents, et 236 utilisaient un focus attentionnel interne, en lien avec le mouvement du corps.
Pourtant, de nombreuses études sur les processus d’apprentissage et de retraining ont montré que ces derniers étaient améliorés par l’utilisation d’une focalisation attentionnelle externe. Le focus attentionnel externe favorise l’automatisation du geste, et la fluidité du mouvement et de fait diminue la capacité attentionnelle requise pour l’exécution du mouvement en comparaison à un focus attentionnel interne (voir les études de Wulf et collaborateurs pour plus de détails).
Mise en application des concepts théoriques et questions de kinésithérapeutes
Thème 1 : Travailler avec un miroir en kinésithérapie : quels apports ? Que faire du feedback dont dispose le patient ? Eduquer le patient à utiliser les feedbacks de ses propres mouvements dans le miroir ….
Le travail avec son propre reflet : focus interne ou externe ?
Je dirais focus externe, car il s’agit d’une conséquence externe du mouvement (non pas dans l’environnement cette fois-ci) mais dans le miroir qui permet tout de même une externalisation du focus. On peut donc se rendre compte des conséquences externes du mouvement à travers le miroir. Ainsi, le patient se centre moins sur le contrôle interne et conscient du mouvement.
Lorsque nous, kinésithérapeutes, faisons travailler un patient face à un miroir et que nous lui demandons d'utiliser comme cible une partie de son corps (ex : avec votre index droit, visez votre rotule G), est-ce un mélange de focus attentionnel interne et externe, est ce que du focus externe ou à l'inverse que de l'interne ?
Je parlerais de combinaison de focus interne et externe : interne, car le point à viser reste un point anatomique interne et externe, car nous sommes toujours sur de l’externalisation du mouvement. Dans cet exemple, pour éviter une centration sur le genou le thérapeute peut matérialiser un repère sur le genou, à l’aide d’une croix avec un stylo par exemple et demander au patient d’agir sur cette croix en induisant le mouvement souhaité de la croix dans l’environnement et non pas en induisant un mouvement particulier de la rotule. L’idée est toujours d’éviter de contraindre le mouvement en terme de gel de degrés de liberté, mais d’induire un mouvement contrôlé de façon plus automatique. A moindre contrainte, le mouvement ne sera que plus libéré et le patient gagnera ainsi en confiance en lui et en ses capacités d’action.
Comment interpréter l'influence qu'il a sur son image reflétée ? Est-ce une modification de son environnement, car il essaye d'influencer une image ou est-ce que je renforce sans le savoir son focus interne ?
Sans parler de modification de son environnement on reste sur des résultats externalisés du mouvement et non pas sur des ressentis internes puisque le patient lui-même a accès aux feedbacks issus de la réalisation de son mouvement. Toutefois, attention, tous les patients ne sont pas éduqués à lire ou à détecter les feedbacks issus de la réalisation du geste. Le débat sur les feedbacks propres à des critères de réussite ou à des critères de performance prend alors tout son sens dans cette réflexion. A cela, pourrait se rajouter la notion de bio feed-back ! Je vous invite à écouter la 2ème partie du podcast où ces notions ont été évoquées.
Même question lorsqu'on demande à la personne de "corriger" sa position (par exemple placement de pied) grâce au miroir quel focus attentionnel privilégie-t-on ?
L’avantage de l’exemple que vous donnez est que le patient est impliqué dans un processus d’autocorrection. Dans ce cas-là les feedbacks traités sont des feedbacks internes et non des feedbacks externes apportés par une tierce personne. Cela amène à discuter du type de feedback qui bénéficie le plus au processus d’apprentissage ainsi que la fréquence à laquelle il est conseillé de donner ces feedbacks (et on pourrait rajouter le type de feedback, voir ci-dessus).
Il est important de rappeler que la notion de feedback est directement reliée à la notion de motivation et de confiance du patient. En effet, des études ont montré par exemple que donner des feedbacks trop souvent rendrait le patient dépendant de ces feedbacks et diminuerait son autonomie dans son processus d’apprentissage. Revient au praticien le rôle d’identifier le profil du patient et adapter ainsi le type d’intervention qui convient le mieux ainsi que le type de feedback (et/ou de focalisation) interne ou externe auquel le patient sera le plus sensible.
Thème 2 : la douleur
Pour les personnes souffrant de douleurs persistantes, on retrouve souvent chez ces patients un focus exacerbé sur leur douleur : comment elle évolue, sa localisation, ses changements de la focalisation, son intensité, ce qui l'influence. L'utilisation d'exercices avec pour focus externe me semble, une aide pour "déprogrammer" la focalisation interne sur la douleur. Qu'en pensez-vous ?
Avant toute chose, je préciserais que je ne suis pas spécialiste de la composante psychologique de la douleur. En étant chercheur en Sciences du mouvement, je m’intéresse à tout ce qui est en lien avec le mouvement. Toutefois, lorsque vous évoquez une ‘’déprogrammation’’ de la focalisation interne de la douleur, je pense qu’il faut dissocier la notion de douleur singulière de la notion de mouvements douloureux. Dans le cas de mouvements douloureux, on peut alors parler de reprogrammation ou de modification de certaines séquences de patrons moteurs qui sont à l’origine des douleurs. A partir du moment où on parle de reprogrammation ou d’apprentissage, on peut alors se questionner sur la notion de focus attentionnel et notamment sur l’avantage du focus attentionnel externe dans la rapidité d’apprentissage d’un nouveau patron moteur cette fois-ci non douloureux (ou moins douloureux).
Par ailleurs, la douleur faisant référence à une composante psychologique, les kinésithérapeutes peuvent mener une réflexion quant à l’avantage de basculer sur un processus d’attention partagée pour essayer d’alléger la focalisation du patient sur sa douleur ou encore sur la séquence du geste douloureux.
La notion d’attention partagée comme rapidement évoquée en préambule de cet article, consiste à partager nos ressources attentionnelles vers plusieurs tâches (2 généralement) réalisées en parallèle. En psychologie expérimentale, on parle de protocole de double tâche qui impose un partage attentionnel entre 2 tâches.
Le fait de devoir réaliser une 2ème tâche en parallèle à la tâche motrice demandée par le kinésithérapeute permet d’alléger la charge attentionnelle de la première. Relativement à la centration sur la douleur, cela peut permettre au patient d’allouer moins d’attention (d’importance) à la douleur de sorte à pouvoir garder des ressources attentionnelles disponibles pour réaliser la deuxième tâche.
Un exemple classique serait de demander à un patient de réaliser une habileté motrice tout en lui donnant un calcul mental à faire pendant l’exécution du geste.
La seule précaution à prendre lorsqu’on propose un protocole de double tâche est de déterminer deux tâches qui ne requièrent pas la même modalité sensorielle (ex : lui demander de suivre du regard le déplacement d’une cible tout en lui donnant un calcul mental à l’oral => on sera donc sur un partage attentionnel pour la prise d’informations de deux modalités sensorielles distinctes à savoir la modalité visuelle et la modalité auditive).
Thème 3 : Différents types de focus attentionnel externe
Comment appelle-t-on le fait que le patient fasse un mouvement en étant concentré sur autre chose que le mouvement (ex : sa respiration) ?
On parle de modification du point de focalisation attentionnelle ou de partage attentionnel. Comme évoqué à la question précédente, lorsque quelqu’un focalise son attention sur deux choses en parallèle (ici le mouvement et la respiration) il est impliqué dans un processus d’attention partagée. La notion de protocole de double tâche abordée ci-dessus peut être intéressante en rééducation encore une fois pour décentrer l’attention qu’un patient peut porter sur la réalisation de son geste afin de, par exemple, développer l’autonomie ou l’automatisation du geste (cf l’exemple ci-dessus consistant à proposer un calcul mental pour imposer un partage attentionnel).
Si l’on remplace le doigt par un stylo par exemple et qu’on cherche à sentir le mouvement du stylo, repasse-t-on sur un focus externe ? Y a-t-il moyen de tricher avec une simple interface dans la plupart de situations ?
Oui, effectivement, on repasse sur du focus externe à condition d’induire une action du stylo dans l’environnement afin de favoriser un certain type de mouvement du corps à travers le mouvement de ce stylo.
Vous pouvez bien sûr jouer avec tous les types d’interfaces qui permettent d’interagir avec l’environnement, mais aussi avec des objets simples qui permettent de matérialiser la tâche et de fixer des objectifs externalisés aux patients.
Est-ce que l’autopalpation pour sentir si un muscle cible se contracte ou non et “est-ce qu’il repousse vos doigts ?’’ : est-ce un focus interne ou externe ?
Je pense qu’il s’agit de focus interne, car l’autopalpation requière de ressentir une contraction musculaire interne. Mais attention la théorie de la focalisation attentionnelle s’applique à l’orientation attentionnelle lors de la réalisation d’un geste ou d’une habileté motrice. L’idée sous-jacente de la réhabilitation en étant vigilant au focus attentionnel est de permettre aux patients d’apprendre (ou de réapprendre) un geste ou un patron moteur et (i) d’automatiser celui-ci afin qu’il soit stable dans le temps et (ii) de le réaliser de la façon la plus efficiente possible (ex. moindre coût cognitif, biomécanique et énergétique).
Laure Fernandez
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