Pourquoi une meilleure compréhension du modèle biopsychosocial est-elle nécessaire ?

*** Ce texte est fortement inspiré et nourrit principalement par trois articles scientifiques publiés récemment. Il cherche à résumer les idées qui y sont relayées. Surtout, il représente mon appropriation de ces informations, qui animent mes réflexions philosophiques personnelles et infusent ma pratique clinique et pédagogique. Il n’est pas le fruit de mes propres travaux de recherche scientifique, mais de mes lectures passionnées. J’espère que vous apprécierez sa lecture, et que les informations que j’y mentionne, nouvelles pour vous ou déjà connues, vous toucheront aussi profondément que moi. ***
Camille Leteurtre

 

En 1977, George L. Engel critiquait un modèle de santé qui reposait alors exclusivement sur des connaissances et des principes dits ‘biomédicaux’. La compréhension de la santé, de la maladie et de nos corps a connu des avancées gigantesques grâce notamment au développement de technologies, de traitements pharmaceutiques et de travaux en recherche médicale, anatomique et physiologique. Cependant, ces avancées ont négligé d’autres aspects pourtant au cœur de ce qui nous rend humain : nos pensées, nos interactions sociales, nos comportements individuels et collectifs, nos représentations et croyances individuelles ou culturelles, nos émotions, etc. Ces multiples aspects sont façonnés par l’environnement qui nous voit naitre, grandir, vivre et vieillir ; environnement qui dépend de contextes socio-économiques divers en mutation permanente ; eux-mêmes sous la joute des dynamiques de pouvoirs et d’interactions sociales et politiques.

En bref, c’est plus complexe !

Il ne fait aucun doute qu’une approche biomédicale offre une vision trop étroite pour comprendre des dynamiques aussi multifactorielles et complexes que sont la santé et la maladie ; d’autant plus lorsque la maladie dure, persiste et s’ancre dans la vie et l’identité des personnes qui vivent avec. Une nouvelle façon de penser s’est donc imposée.

@worry_lines  *‘penser dans la boite ; penser en boucle ; ne pas penser très droit ; penser par deux fois’

@worry_lines
*‘penser dans la boite ; penser en boucle ; ne pas penser très droit ; penser par deux fois’

Depuis 1977, un nouveau modèle est mis en avant : le modèle biopsychosocial (BPS). Depuis, il est progressivement devenu le modèle de choix pour la majorité des clinicien·ne·s dans le monde occidental, et il a permis de grandes avancées dans le monde médical.

Pourtant, ce modèle qui se veut plus holistique se heurte à plusieurs problèmes d’interprétation et de mise en pratique clinique. Des auteur·e·s critiquent parfois ce modèle – ou plutôt critiquent la compréhension du modèle.

Haslam et al. (2019) identifient au moins trois erreurs communes d’interprétation du modèle BPS qui entrainent des échecs dans sa mise en pratique :

I – 1ÈRE INCOMPRÉHENSION : UN MODÈLE SCINDÉ OÙ LE ‘BIO’ RESTE DOMINANT.

Représentation schématique courante du modèle biopsychosocial décrit par Engel (1977) Un modèle où les trois dimensions sont distinctes

Représentation schématique courante du modèle biopsychosocial décrit par Engel (1977)
Un modèle où les trois dimensions sont distinctes

La 1ère erreur d’interprétation du modèle BPS est liée à l’idée que le ‘bio’, le ‘psycho’ et le ‘social’ sont trois domaines distincts. Sa représentation la plus couramment employée l’illustre parfaitement : trois cercles indépendants et parfaitement délimités qui se recoupent en une zone centrale. Ce schéma peut laisser croire que toutes les zones non-communes aux deux autres cercles vivent leur vie indépendamment des autres dimensions, en totale autonomie.

Pourtant, mon cœur bat plus ou moins vite, mes hormones sont propulsées dans mes veines en plus ou moins grande quantité, mes muscles se tendent ou se relâchent, et encore beaucoup d’autres éléments de ma physiologie varient en fonction que je me sente en sécurité, aimée, que je sois entrain de faire la fête avec des ami·e·s, ou que je me remémore des moments de honte, que je sois inquiète à propos de mon trajet seule vers mon domicile après avoir entendu des bruits de pas derrière moi, ou encore que je sois stressée à l’idée de faire un discours devant un public demain matin. Aucune de ces dimensions n’est autonome et indépendante des autres et il ne fait pas sens de tenter de les comprendre ainsi.

Une incompréhension fréquente du modèle BPS mène à une vision où le ‘psychologique’ et le ‘social’ s’ajoutent au ‘biologique’ comme des suppléments qui permettraient d’élargir notre conception de la santé et ainsi fournir de nouvelles explications à la maladie.

Cette incompréhension pose plus largement au moins trois problèmes :

-       Premièrement, le renforcement de fausses croyances déjà profondément enracinées, liées à l’idée que les facteurs biologiques sont plus importants et plus déterminants pour la santé que les facteurs psychologiques ou que les dynamiques sociales.

-       Deuxièmement, cette interprétation entretient l’idée chez de nombreux·ses professionnel·le·s de santé, que la considération des facteurs psychosociaux dans la présentation clinique, l’évaluation et la prise en charge du problème de santé, est en dehors de leur champ de pratique, et non pas une partie intégrante de leur profession.

-       Finalement, elle accroit le risque d’une stigmatisation des personnes dont les symptômes ne peuvent être expliqués par une approche ‘biomédicale’, et de rejet de ces personnes par leur famille, ami·e·s et professionnel·le·s de santé (Karos, 2018, De Ruddere and Craig, 2018).

II – 2ÈME INCOMPRÉHENSION : UN MODÈLE QUI N’APPORTE QUE PEU DE LUMIÈRE SUR LES DÉTERMINANTS PSYCHOSOCIAUX

La vision segmentée décrite précédemment est nourrie par un réel manque de clarté sur ce que sont les facteurs psychologiques et sociaux, et sur comment ils interagissent et influencent la santé et la maladie.

Depuis 1977, les facteurs psychologiques ont bénéficié de plus d’attention. En revanche, Mescouto et al. (2020) soulignent brillamment que, tout du moins dans le domaine de la recherche, la compréhension de ces facteurs est souvent trop limitée. Il est vrai qu’ils sont souvent réduits aux fausses croyances adoptées par les personnes en souffrance (ex: douleur = blessure ; catastrophisation), et à comment ces croyances dictent leurs comportements (ex: évitement et hypervigilance).

Naturellement, en réponse à la prise de conscience des éléments cognitifs et comportementaux dans la prise en charge des maladies chroniques, les professionnel·le·s de santé ont ajouté à leurs cordes différentes approches d’éducation et de thérapies comportementales dans le but de guider les patient·e·s à approcher leurs pensées différemment, à modifier les réactions associées et les styles de vie. Cet élargissement de leurs champs de compétences a été/est vital, et il me semble important que les clinicien·ne·s continuent de se former dans ce domaine.

Malheureusement, d’autres facteurs psychologiques reçoivent encore peu d’attention, malgré le fait qu’ils soient pertinents, profondément humains et non-pathologiques (comme les sentiments de honte, de culpabilité, de colère, d’injustice ou de dépendance). Il serait utile de prendre en compte combien leur présence et leur persistance impactent la santé physique et mentale de la personne qui y est exposée.

Concernant les facteurs sociaux et leurs influences sur la maladie et la douleur : ils n’ont été que peu explorés. Les discussions vont rarement au-delà de la situation familiale/maritale, la satisfaction au travail, et les conditions de revenu financier (Mescouto, 2020). Ces facteurs sociaux sont indéniablement à prendre en compte pour comprendre une présentation clinique et mettre en œuvre un processus de décision partagée quant au choix de traitement. En revanche, sur le site de la HAS par exemple, il n’est nulle part question du rôle de l’isolement et des inégalités sociales, des inégalités de pouvoir, des injustices ou des discriminations etc., éléments qui constituent pourtant des déterminants majeurs de nos qualités de vie.

III – 3ÈME INCOMPRÉHENSION : UN MODÈLE PROFONDÉMENT INDIVIDUALISTE

Sans aucun doute, les avancées favorisées par l’émergence du modèle BPS ont modifié notre rapport au corps, et ainsi les choix que nous faisons pour nous maintenir en bonne santé. L’adoption d’un angle psychologique et comportemental a permis de penser des cadres de réflexions et de thérapies plus complets, plus ouverts et plus humains et parfois plus collaboratifs. 

En revanche, ces cadres restent principalement centrés sur l’individu (‘le patient’). Ils explorent des dynamiques internes à l’individu, comme le sentiment d’efficacité personnelle ou la motivation et la résilience individuelle, s’élargissant parfois aux relations professionnelles et intimes. Seulement récemment, des études ont exploré la santé et la maladie en lien avec la psychologie sociale, la motivation collective et les comportements de groupes : la solitude versus la collectivité et le sentiment d’appartenance ; le racisme, le sexisme, l’homophobie et autres formes de discrimination et de stigmatisation en opposition avec l’inclusion, la célébration de la diversité et la justice sociale ; le ‘je’ versus le ‘nous’. Toutes ces dynamiques, au niveau interpersonnel comme structurel, ont des effets directs sur notre état psychologique et notre résilience individuelle, et par conséquent, sur notre physiologie, et donc sur notre santé physique et mentale.

Le monde médical est encore timide à reconnaître sa part de responsabilité dans ces dynamiques, ainsi que son immense potentiel d’action pour y remédier. Par exemple, nous, professionnel·le·s de santé, nous pourrions commencer par mieux prendre conscience que nos propres croyances et comportements (nos biais) sont des éléments qui entrent dans l’équation de la relation thérapeutique et de nos décisions cliniques ; de même que notre rôle de thérapeute nous accorde inévitablement une position de pouvoir par rapport au patient, en position de vulnérabilité.

Le modèle BPS a guidé une transformation de la compréhension de la santé et de la maladie. Malheureusement, une compréhension restreinte ou raccourcie de ce modèle mène d’une vision réductionniste (biomédicale) vers une autre (psychologisation), s’égarant ainsi dans un dualisme individu-société (Haslam et al., 2019).

IV- LE MODÈLE BPS A BIEN PLUS À NOUS APPORTER QUE CE QUE NOUS EN AVONS DÉJÀ GAGNÉ !

Représentation schématique du modèle BPS proposée par Haslam et al. (2019)Un modèle où les trois dimensions sont fondamentalement interdépendantes : le système ne peut exister sans les trois dimensions

Représentation schématique du modèle BPS proposée par Haslam et al. (2019)

Un modèle où les trois dimensions sont fondamentalement interdépendantes : le système ne peut exister sans les trois dimensions

La conceptualisation de la santé et de la maladie selon laquelle les trois domaines ‘bio’, ‘psycho’ et ‘social’ sont réellement intégrés est prometteuse. Nous devons nous efforcer de ne pas être tenté de les comprendre séparément. Il devient pressant de les considérer comme un seul et même système dont les dynamiques internes sont constantes, indissociables et interdépendantes.

Haslam et al. (2019) proposent d’ailleurs une nouvelle représentation du modèle BPS qui reflète cette vision profondément intégrative, où chaque dimension ne peut exister indépendamment et a la capacité de restructurer les deux autres :

Je ne pense pas qu’il faille nécessairement abandonner les autres représentations. Ce schéma comporte probablement des éléments critiquables. Il s’agit d’un autre débat peut-être. En revanche, le monde de la kinésithérapie a mieux pris conscience de l’importance du choix des mots utilisés au cours des consultations cliniques. Désormais, une prise de conscience similaire est nécessaire quant au choix des images et autres représentations graphiques que nous utilisons avec les patients ou pour l’éducation des professionnel·le·s de santé. Personnellement, la représentation du modèle BPS par Haslam et al. (2019) m’a permis de réfléchir sur le sens de ce modèle et sur la façon dont il a été abordé dans le milieu de la recherche (Mescouto et al., 2020) et de l’éducation, et les répercussions que cela a sur notre philosophie du soin.

En tant que professionnel·le·s de santé (pour ma part, en tant que kinésithérapeute), nous sommes à un virage dans nos professions. Il s’agit de poursuivre un changement dans nos raisonnements. Nous partons d’un modèle biomédical, ancré dans le positivisme et l’individualisme, pour aller vers des approches intégratives adoptant des positions philosophiques qui reconnaissent et acceptent la complexité des déterminants psychosociaux. L’objectif est de mieux guider les personnes à s’engager dans leur vie en respectant leur authenticité propre, et de ne pas leur imposer une norme de fonctionnement qui tend à accroitre des injustices sociales (Nicholls et al., 2016). (En anglais, des cliniciens et philosophes, dont David Nicholls, parlent du concept d’’embodiment’ qui est difficile à traduire mais relaie cette notion d’engagement dans une existence authentique et rejette l’idée de norme, qu’elle soit biologique ou sociale.)

CES CHANGEMENTS SONT COMPLEXES !

Je pense qu’ils ne pourront être réellement efficaces que si nous les abordons à différents niveaux :

-       Structurellement, une restructuration du curriculum initial est probablement indispensable. Je rêve d’un formation initiale qui porterait une attention non-négligeable, non seulement aux sciences humaines (permettant de voir une personne comme une personne unique, et de valoriser les qualités de communication et d’empathie autant que nous valorisons déjà les connaissances patho-anatomiques), mais aussi aux sciences sociales (mettant au cœur de la réflexion les dynamiques de pouvoir, le spectre du genre, la richesse des ethnicités et des différences de cultures, les questions de compréhension et représentations du corps et du handicap, etc.). Apprendre l’anatomie humaine avec tant de détails aussi tôt dans le cursus peut paraitre évident. Pourtant est-ce que faire le choix de cette priorité ne façonne-t-il pas déjà une philosophie du soin qui fait dominer le ‘bio’ ? Est-ce vraiment un choix neutre dans la compréhension du corps, de la santé et de la maladie ?

-       A un niveau individuel, Mescouto et al. (2020) ont envisagé des actions possibles pour intégrer les dimensions humaines dans le soin. Ils proposent notamment d’adopter une pratique réflexive qui va au-delà du raisonnement diagnostique, pour inclure l’exploration complexe et honnête de ces multiples facteurs humains - y compris de nos propres croyances, biais et comportements.

Sans+titre3.png

Le sujet de ce blog vous intéresse, découvrez la nouvelle formation innovante de Camille Leteurtre et Guillaume Deville en 1 clic => La Pratique Clinique Réflexive : Analyser sa pratique pour optimiser l’intégration du modèle Biopsychosocial

CONCLUSION

@worry_lines*’une nouvelle approche ; une perspective fraiche ; un tout nouveau regard ; toujours les mêmes problèmes

@worry_lines

*’une nouvelle approche ; une perspective fraiche ; un tout nouveau regard ; toujours les mêmes problèmes

L’adoption d’une pratique réflexive est un pas significatif vers une nouvelle compréhension du modèle BPS et vers la mise en place des changements que ce modèle peut nous offrir. En effet, elle permet à chaque personne d’apprendre de ses propres expériences, et ainsi de ne pas rester dans le ‘mode automatique’ de ses réflexions et de ses actions. Il est utile et nécessaire d’établir des habitudes et même des raccourcis de raisonnement pour pouvoir naviguer dans le flot des situations cliniques qui se répètent chaque jour. Il est tout autant vital de savoir ralentir, savoir faire une pause, de temps en temps, afin de s’auto-étudier avec un regard critique et néanmoins bienveillant.

Dans la littérature liée à l’Éducation clinique, il est démontré que c’est grâce à une pratique réflexive et au soutien de nos pairs que se produisent les changements les plus profondément transformateurs.

Camille Leteurtre
Relecture par Guillaume Deville

#Neverstoplearning

#ExperientialLearning #TransformativeLearning

#ReflectivePractice

#Biopsychosocial

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

De Ruddere, L. and Craig, K. D. (2016) 'Understanding stigma and chronic pain: a-state-of-the-art review', Pain, 157(8), pp. 1607-1610.

Haslam, S. A., Haslam, C., Jetten, J., Cruwys, T. and Bentley, S. (2019) 'Group life shapes the psychology and biology of health: The case for a sociopsychobio model', Social and personality psychology compass, 13(8)

Karos, K., Williams, A. C. d. C., Meulders, A. and Vlaeyen, J. W. S. (2018) 'Pain as a threat to the social self: a motivational account', Pain, 159(9), pp. 1690.

Mescouto K., Olson R. E., Hodges P. W., Setchell J.  (2020) A critical review of the biopsychosocial model of low back pain care: time for a new approach?, Disability and Rehabilitation,

Nicholls, D. A., Atkinson, K., Bjorbækmo, W. S., Gibson, B. E., Latchem, J., Olesen, J., Ralls, J. and Setchell, J. (2016) 'Connectivity: An emerging concept for physiotherapy practice', Physiotherapy theory and practice, 32(3), pp. 159-170.

https://www.has-sante.fr/jcms/c_2961499/fr/prise-en-charge-du-patient-presentant-une-lombalgie-commune

Vous pourrez aussi être intéressé par ces contenus sur un sujet connexe :

Précédent
Précédent

Vaccins Astra Zeneca et Pfizer : ce que vous devez savoir

Suivant
Suivant

Plus jamais à court d’idées d’exercices